Fahrenheit 22/5/04
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Juillet 2004. Quelques jours après les Etats-Unis, les écrans français
accueillent Fahrenheit 9/11. Grand
succès public. Michael Moore monopolise les médias. Rarement palme d’or aura
noirci autant de papiers et généré autant de bénéfices en si peu de temps. 8
septembre 2004 : Michael Moore décide de retirer son brûlot de la course à
l’oscar du meilleur documentaire afin qu’il bénéficie d’une diffusion TV avant
les élections présidentielles. Par cet acte fortement symbolique, la dimension
cinématographique de son œuvre s’efface sensiblement derrière sa portée
politique. Bien entendu, comme des dizaines d’articles l’ont montré, la palme
d’or 2004 n’est pas pour autant qu’un tract anti-Bush. Toutefois, quatre mois
après l’annonce du palmarès, une nouvelle lecture de celui-ci semble possible.
Certaines
données n’ont pas assez été mises en avant pour expliquer le choix du président
Tarantino. Il faut ainsi rappeler que le réalisateur
de Pulp Fiction a forgé sa cinéphilie devant la
télé, en usant les bandes du vidéoclub dans lequel il travaillait étant jeune.
Il est ainsi devenu l’un des premiers grands réalisateurs à mettre délibérément
côte à côte quelques
grands classiques avec des séries B ou Z. Toute sa filmographie est habitée par
un zapping référentiel qui découle directement de son éducation cinéphilique. A
cet égard, Kill Bill représente la quintessence de
cette esthétique, tandis que le scénario de Tueurs-nés (dénaturé par Oliver
Stone) en était le manifeste. Quentin Tarantino tue
les références pour mieux les renouveler. Plus qu’un « recycleur »,
comme on a pu le qualifier ici ou là, QT est le premier grand DJ du cinéma. Or,
Michael Moore est rapidement devenu à sa façon un autre porte-parole de cette culture zapping. Seulement, à la
différence de Tarantino qui puise son inspiration
première dans des films et des musiques déjà existants pour les rejouer et les
transcender dans ses propres oeuvres, Michael Moore se sert de l’actualité et
de la télévision comme d’un reservoir d’images malléables à ses fins. Quoiqu’on pense de
ces deux grandes figures du cinéma américain contemporain, il est indéniable
qu’elles se sont distinguées en rappelant combien le cinéma passe avant tout
par un art du montage. Michael Moore n’invente rien. Il est simplement
efficace. Sur un mode assez similaire aux meilleurs Zapping de Canal +
il opère en bon DJ anti-Bush. Tarantino
a dès lors reconnu en MM, un frère, soit quelqu’un qui croit assez aux images
et en leur pouvoir pour les faire revivre de leurs cendres. Sur ce point, toute
l’introduction de Fahrenheit 9/11 est
éloquente et assez admirable.
Pour
tenter de mieux comprendre le choix de cette palme, il faut aussi s’attarder
sur le titre de l’opus de Moore et le mettre en rapport avec une vision d’ensemble
de Cannes 2004. Bien que Moore n’ait pas pris la peine de prévenir Ray
Bradbury, le titre de son dernier opus fait ostensiblement référence à l’œuvre
phare de l’écrivain, Fahrenheit 451, que
Truffaut adapta en 1966. Pour rappel, 451°F est la température à laquelle les
livres se consument. Dans le cas de Fahrenheit
9/11 (anciennement nommé 911), le
titre suggère clairement : Depuis le 11/9/2001, l’Amérique commence à se
consumer. Il ne faut pas passer outre cette évidence, métonymique de la portée
politique du bien nommé « brûlot » de MM. Néanmoins, il semble aussi
qu’il faille considérer ce titre d’un point de vue cinématographique, chose que
très peu de journalistes ont fait jusqu’à présent. Avec ce titre, Michael Moore
soumet une hypothèse : Depuis le 11/9 le film traditionnel brûle, ou du
moins n’a plus de raison d’être. Le 11/9 étant aussi à prendre comme une date
d’entrée symbolique dans le 21ème siècle, on peut aussi considérer
que Michael met en garde : le cinéma contemporain se définit par des films
qui se consument. Or, derrière cette proposition obscure, se cache ni plus ni
moins qu’une des lignes directrices dessinées par Cannes 2004.
Jamais
une édition du festival de Cannes n’aura autant présenté de
« suites ». Trois films en sélection officielle dont deux en
compétition étaient des prolongements d’œuvres sorties antérieurement : Kill Bill vol.2, Shrek 2 et Innocence (ou Ghost in the shell 2). Il n’est toutefois pas très judicieux de
mettre ces trois suites sur un même plan. Seul Shrek 2 constitue une séquelle au sens traditionnel du terme, soit un
deuxième film qui peut se voir indépendamment du premier, sans que son intérêt
en pâtisse. Certes, Shrek 2 reprend l’histoire là où le premier
film l’avait arrêtée et distille quelques références à des événements déjà
connus des spectateurs du premier opus, mais ce nouveau film n’a pas besoin du
précédent pour être apprécié à se juste valeur. Sur ce point au moins, le film
des studios Dreamworks se distingue très nettement de
l’autre film d’animation présenté à Cannes, Innocence.
Avant
tout, la dernière œuvre de Mamoru Oshii
ne succède pas à Ghost in the shell.
Elle le précède. Mais paradoxalement, cette préquelle
implique d’avoir vu le premier volet pour être comprise. Du même ordre qu’Avalon et Ghost in the shell, Innocence est une œuvre exigeante. La
considérer comme un simple dessin animé au discours « pseudo philosophique lourdingue » comme l’ont fait la plupart
des spectateurs cannois est compréhensible, tout en étant totalement erroné.
Quiconque ne s’intéresse pas un tant soit peu à la culture Manga et aux
précédents films d’Oshii s’ennuiera devant Innocence. Pour les autres, cette œuvre
éblouissante dans laquelle Mamoru Oshii
revient d’abord aux sources de ses inspirations pour mieux les transcender dans
les dernières bobines, sera sans nul doute qualifiée de magistrale et de
visionnaire. Malheureusement, mais toutefois assez logiquement, Innocence n’a pas conquis le jury, car
il s’agit d’un film qui ne se suffit pas
à lui-même. Son principal défaut est ainsi qu’il ne
« fonctionne » pas, au moins auprès d’un public néophyte, de manière
autonome. Projeté avec le premier volet, le destin de ce film aurait
certainement été très différent.
Kill Bill vol.2 s’inscrit en fin de compte
dans la même mouvance que la dernière œuvre d’Oshii.
Mieux, Kill Bill vol.2 est par excellence « Le film qui ne se suffit pas à
lui-même ». On le sait, contrairement aux titres cités plus haut, celui-ci
est une « suite artificielle », dans la mesure où dès l’écriture du
scénario, vol 1 et 2 ne devaient faire qu’un. Si l’idée de
tronquer le film en deux est probablement née de savants calculs financiers, il
n’en demeure pas moins que ce choix de production ou de distribution a changé
la nature artistique de l’œuvre. Scindé en deux, Kill Bill est devenu ce qu’il n’osait aspirer être au départ : la
plus grand film-concept de l’histoire. Le fait de
couper le film a permis à Tarantino d’abolir les
ultimes frontières de son œuvre. Sur une trame de départ des plus simplistes,
la vengeance d’une femme, QT a trouvé un laboratoire d’images ouvert à vie. Ce
n’est pas étonnant que Tarantino ait annoncé son
intention de réaliser un nouveau « volume » de Kill Bill d’ici une vingtaine d’années. Kill Bill, divisé en volumes, n’est ni plus ni moins qu’un reservoir
d’images, d’influences et d’expériences en tous genres, renouvelable à
l’infini. Seulement, chaque volume pris indépendamment de l’autre ne se tient
pas vraiment, ou alors dit quelque chose de très éloigné de l’œuvre
« intégrale » à défaut d’être « définitive », qui réunit
les deux volumes existant aujourd’hui.
Avant
et pendant le festival, des rumeurs persistantes annonçaient que Tarantino aurait influé sur la présence en compétition
officielle du film d’Oshii et de Wong
Kar-Wai. Peu importe si ceci est avéré on non. Les
deux réalisateurs sont repartis de Cannes avec leur film sous le bras, rien de
plus. Pourtant, si l’on en juge par la vision de leur dernière œuvre, ces trois
réalisateurs partagent une conception assez similaire du film. Le travail de Tarantino, comme celui d’Oshii,
aboutit à un film matriciel sur lequel viennent se greffer des appendices,
potentiellement multipliables à l’infini. D’où l’existence de films qui ne se suffisent pas à eux-mêmes. Dès
lors, l’une des questions qui semble habiter ces réalisateurs est celle des
limites (considérées ici en terme d’achèvement) de l’oeuvre d’art. Or, c’est
précisément ce sur quoi le dernier film Wong Kar-Wai est basé.
2046 s’est fait attendre. Les
festivaliers en sont même arrivés à croire qu’il ne serait jamais projeté.
Entre l’annulation des premières projections prévues et les rumeurs sur un
montage terminé à la dernière minute, les inquiétudes étaient légitimes. Au
final, le film fut montré à un ou deux milliers de privilégiés qui furent pour
la plupart extrêmement déçus. Cette déception s’explique à deux niveaux. D’une
part, le montage présenté à Cannes n’était de toute évidence pas terminé, comme
en témoigne le douloureux passage à la dernière bobine : après une séquence
qui appelle un générique de fin, on se retrouve face à la fin d’une scène
située dans un restaurant qui, telle quelle, s’apparente à une scène coupée
tant sa place à cet endroit du métrage est injustifiée. En outre, alors que
certains s’attendaient probablement à un « chef d’œuvre » fourmillant
d’ingéniosité, 2046 est avant tout un
prolongement en creux (vide pour d’autres) d’In the mood for
love, précédent film de Wong Kar-Wai.
2046 traite de l’obsession artistique,
ou plus exactement de la difficulté qu’éprouve un artiste à se renouveler et
donc à effacer le souvenir de sa dernière œuvre. L’une des grandes qualités du
montage d’In the
mood for love résidait dans les nombreuses
ellipses. D’une certaine manière, 2046
se propose d’explorer ces ellipses sur différentes strates temporelles. Au
fond, « 2046 » repère temporel mais surtout spatial, est la madeleine de Wong
Kar-Wai. Son œuvre sur le souvenir sublimé par l’art
et le temps possède une saveur proustienne tout en rejoignant également
certaines caractéristiques du « film-matrice »
tel que le conçoit Tarantino. Ceci dit, 2046 n’est pas tant un « film qui
ne se suffit pas à lui-même », qu’un film qui ne sera jamais réellement
achevé. Pourquoi ? Simplement parce que Wong Kar-Wai ne semble pas avoir envie de « fermer »
d’une quelconque façon son film, car comme celui-ci le montre fort bien tout au
long des bobines, il est trop attaché à l’univers qu’il dépeint pour le
quitter. Cette symbiose paradoxalement parfaite entre le fond et la forme
explique en grande partie les remontages incessants de 2046. Dernière conséquence en date : le 16 août dernier, une
dépêche AFP informait que le film était retiré de la programmation du festival
d’Edimbourg, pour retourner sur la table de montage. Sa sortie est toujours
annoncée en France pour le mois d’octobre. Nous aurons droit à un montage
« définitif »…mais pour combien de temps ?
Kill Bill, Innocence, 2046 sont chacun à leur façon des films « brûlés » au
point de ne plus fonctionner, ou mal, d’une manière autonome et de ne pas
pouvoir pleinement s’achever. Si Tropical
Malady, également en compétition officielle, a
reçu les louanges des Cahiers du cinéma,
c’est sans doute en partie parce qu’il intègre en son sein cette mouvance du
cinéma contemporain. En effet, à mi parcours, le film d’Apichatpong Weerasethakul s’arrête,
puis laisse place à un autre film. Tout l’équilibre de l’oeuvre formée par ces
deux volets inséparables réside dans cette rupture qui atteste avant tout d’une
incapacité du film contemporain à marquer le mot « FIN », donc à
s’achever de lui-même. D’où des final cut de moins en moins définitifs, comme en témoigne 2046, mais aussi Calvaire, l’une des meilleures surprises du festival, et à un autre
niveau, Fahrenheit 9/11. A cet égard,
il est peut être bon de rappeler que M. Moore, quelques semaines avant le
festival de Cannes, avait annoncé que son film était « terminé »,
mais qu’il était possible qu’en fonction de l’actualité, il modifie le montage
et rajoute certains éléments. Début août, ce même monsieur M. Moore a précisé
qu’il rajouterait des éléments relatifs au nouveau directeur de la CIA, à
l’occasion de la sortie en DVD de son brûlot. Dès lors, qu’a décerné le jury
présidé par Tarantino sinon la première palme
attribué à un film in progress,
soit en perpétuel devenir ?
Quoiqu’on
pense de l’objet filmique de Michael Moore, celui-ci mérite sa palme, dans la
mesure où parmi toutes les œuvres présentées à Cannes, Fahrenheit 9/11 était celle affichant le plus ostensiblement un
état du cinéma contemporain. D’autres films en faisaient autant, mais sans
doute d’une manière plus subtile, moins frontale et donc moins efficace. Tarantino aurait pu choisir de récompenser un cinéma plus
conventionnel également présent à Cannes au travers des derniers Jaoui, Almodovar et dans une moindre mesure Kusturica ou Gatlif. Il n’a pas
oublié les meilleurs d’entre eux mais en décernant l’or à Moore, le réalisateur
de Pulp Fiction a logiquement choisi son camp,
le cinéma pop, devenu synonyme de zapping sans fin.
Septembre 2004